« Si je t'offrais le bonheur en captivité ou la douleur en liberté, que choisirais-tu ? »

L'Ensorceleuse piaffait. Elle n'en pouvais plus de ce box où elle se sentait enfermée, piégée, elle se sentait à l'étroit. Elle voulait entendre ses sabots marteler le sol à une allure folle, voir la poussière s'envoler sur son passage. L'Ensorceleuse voulait déployer ses ailes.

Elle poussa un hennissement et rua contre la porte de son box avant de faire le tour de celui-ci, comme pour s'assurer qu'il n'y avait aucune brèche dans le bois solide. Fouaillant, elle se remit à piaffer, manifestant sa colère par de puissants hennissements.
Le battant supérieur finit par s'ouvrir. Sans attendre que le soldat finisse de le pousser, la jument sortit la tête, écartant l'humain d'un coup de tête. Elle leva bien haut sa magnifique tête, frémissante, et poussa un nouvel hennissement qui retentit entre les murs du Fort. Mais personne n'y fit attention ; à force, soldats et équidés s'habituaient à voir la jument noire faire son cirque. Le soldat passa un licou à la jument et la fit sortir, tenant fermement la longe et mettant tout son poids pour maintenir la nerveuse Arabe. Un autre soldat vint à son aide, pour tirer L'Ensorceleuse jusqu'à l'abreuvoir. Apercevant des soldats qui nettoyaient son harnachement, et un autre équidé que l'on sellait, elle compris qu'une patrouille s'annonçait. Avec l'entier, apparemment.
Jugeant d'un rapide coup d’œil son "partenaire" de patrouille, elle nota un âge assez avancé, neuf ou dix ans certainement. Mais relativement musclé et vigoureux ; une robe noire, tout juste pansée, des sabots bruns usés par de nombreuses patrouilles dans la Plaine Aride, des yeux bleu sombre. A peu près la même taille qu'elle. Mais elle n'avait que faire de ce frison, où d'aucun cheval de la stabulation. D'ailleurs, les rebelles et les poulinières dans les boxes ne l'intéressaient pas plus, ni même les montures du Caporal et du Sergent.

Lorsqu'elle eût but, les soldats la menèrent jusqu'à une barre d'attache pour la panser longuement. Ils ne s'arrêtèrent que lorsqu'elle luisait comme du satin, car après tout, le Colonel risquait d'être furieux si sa jument était mal pansée. Il semblait déjà avoir oublié l'incident qui, il y a une semaine de cela, l'avait conduit à laisser l'Arabe dans son box toute une journée. Mais la jument s'en souvenait très bien, elle, du petit mustang idiot avec lequel elle s'était battu... Elle s'était bien amusé, c'est vrai, mais rester dans son box si longtemps l'avait rendu intenable plusieurs jours après.

Mais en une semaine, elle avait eut le temps de se calmer. Le Colonel avait dût la juger de nouveau capable de tenir une patrouille sans le mettre à terre. Elle sentit sur son dos le léger tapis bleu bordé d'or, ces mêmes teintes qu'arboraient les soldats sur leur uniformes. Il était également brodé des deux lettres "U.S." que la jument possédait, comme tous les autres chevaux, sur l'épaule gauche, dissimulées par ses crins. On posa au dessus du tapis la lourde selle, mais la jument s'apercevait à peine de son poids. Elle menaça de mordre lorsqu'ils sanglèrent, mais elle fut finalement sellée sans trop de soucis, et ils lui retirèrent le licou, glissèrent dans sa bouche le mors en métal avant de passer par dessus ses oreilles la têtière de sa bride.

La jument piaffa, impatiente, en voyant son détestable cavalier approcher. Il jeta un regard vers l'autre soldat, qui était également prêt, et lui adressa un signe de la main avant de retourner dans sa cabane pour y prendre ses éperons et sa cravache. C'est à ce moment qu'un autre soldat sortit le mustang rebelle de son box et l'amena à une autre barre d'attache pour l'y seller. L'Ensorceleuse poussait un hennissement pour attirer son attention et lui montrait les dents, dansant au bout des rênes nouées à la barre d'attache. Oh, c'était juste histoire de le narguer, de le rendre furieux, car elle eut tôt fait de recommencer à l'ignorer lorsque son cavalier ressortit de sa cabane en mettant ses gants.
Il y eut soudain un cri, et tournant la tête vers l'entier, elle s'aperçut qu'il avait arraché les rênes des mains du soldat et partait au galop vers les portes encore ouvertes. Le Colonel l'avait vu aussi, et s'était saisit d'un lasso qui traînait non loin avant de se diriger à grands pas vers L'Ensorceleuse pour bondir vivement sur son dos.

L'autre soldat semblait également avoir compris ; il prit le lasso qu'on lui tendait et se mit en selle sur sa monture avant de se lancer à la suite du Colonel. L'Ensorceleuse n'avait pas attendu ; sitôt détachée, elle avait bondit sur les traces du rebelle et galopais à vive allure, distançant même le frison derrière elle. Mais le Colonel la fit ralentir, ne voyant plus le fugueur. C'est donc dans un galop léger que les deux noirs, le Frison et l'Arabe, suivirent les traces et l'odeur du mustang, dépassant la Route de la Muraille et se dirigeant droit vers les Canyons.

Le frison ralentit soudainement l'allure. Le Colonel stoppa sa jument qui jeta un regard surpris vers l'autre monture. Il avait trébuché et semblait épuisé.

« Je pars devant. Rejoignez-moi aux Canyons à votre rythme, nous aurons peut-être besoin de vous pour capturer le mustang. »

L'Ensorceleuse était exaspérée de voir que ce solide entier n'était même pas assez endurant pour accomplir sa tâche en capturant un stupide petit mustang. Son cavalier pressa ses talons contre ses flancs. Elle bondit aussitôt en avant et, quelques secondes plus tard, le frison qui la suivait d'un pas traînant était déjà un ridicule petit point dans le désert.
Une forme sombre attira bientôt son attention vers les Canyons qui apparaissaient à l'horizon. L'Ensorceleuse accéléra encore l'allure. Elle n'avait pas eu besoin de se demandait ce qu'était cette chose qui se mouvait. Elle savait. Sa proie avait eut le malheur de ralentir l'allure, sans doute pour économiser ses forces. Elle avait cru que L'Ensorceleuse avait abandonné la partie, ou ne serait jamais assez rapide pour la rattraper. Pauvre fou. L'Ensorceleuse n'abandonnait jamais.
La flèche couleur d'ébène fonçait à pleine allure, au rythme des claquements de langue de son cavalier, qui avait aperçu lui-aussi l'entier. Mais il n'avait nul besoin d'inciter ainsi sa jument à galoper. Une lueur de triomphe au fond de son regard arrogant, la Belle filait sur le sol poussiéreux. Elle ne ralentit pas à l'approche des Canyons. Elle les connaissait bien assez. Le tonnerre de ses sabots ferrés contre la roche dure et sèche couvrait tout autre bruit. Mais ses naseaux captaient l'odeur récente du mustang, et elle virait de-ci, de-là, évitant adroitement les coins les plus accidentés, bondissant avec agilité, sachant où menait le sentier qu'elle arpentait à une folle vitesse. Sa victime était prise au piège.

L'Ensorceleuse prit un trot fier et vif dans la dernière partie du sentier, sentant le Colonel se crisper face à la corniche instable. Le bruit sec de ses sabots ferrés frappant en cadence la roche résonnait dans les Canyons, prévenant chaque intrus de fuir. La reine des lieux approchait, tête haute et affichant un sourire arrogant. Elle vira une dernière fois lorsque le chemin marqua une courbe qui le ramenait tout contre l'imposante falaise, devant une étroite corniche frôlant le vide. Face à elle, le mustang était coincé. Elle eut juste le temps d'apercevoir la lueur résignée de son regard avant que le Colonel ne l'arrête d'une simple tension des rênes.

« Alors Moucheron, la petite balade t'a plu ? Dommage qu'il soit déjà temps de rentrer, je me suis bien amusée. Cela faisait longtemps que je n'avais pas pu me dégourdir les membres avec un vrai galop. »

L'Ensorceleuse plongea son regard pétillant de cynisme dans celui de l'entier désespéré. Elle sentit le Colonel se pencher vers le mustang piégé pour saisir les rênes qui traînaient sur son encolure.

Tout se passa si vite que L'Ensorceleuse eut à peine le temps de réaliser. L'autre, pour tenter une dernière fois d'échapper à sa captivité, fit un pas en arrière face à la main que tendait l'humain. Son sabot glissa dans le vide. Une lueur de surprise passa dans son regard tandis que son arrière-main glissait inévitablement vers le vide. La vipère élança sa tête en avant, comme pour cracher son venin. Et le temps s'arrêta.

L'Ensorceleuse glissa sous le poids de son fardeau. Ses sabots raclèrent contre la roche. Elle fit péniblement quelques pas en arrière pour s'éloigner du gouffre, serrant fermement entre ses dents la lanière de cuir. Mais le mustang était trop lourd pour la fine Arabe, qui se sentait attirée vers le vide. Un bruit de sabots retentit dans les oreilles de la jument. Son pas était tranquille. Ses fers tintaient contre le sol rocheux. C'était un cheval du Fort.
Le frison s'arrêta, surpris, devant le spectacle étrange qui s'offrait à sa vue. La fière jument du Colonel tentait d'aider le mustang rebelle à remonter sur la corniche. Elle avait attrapé ses rênes, le sauvant d'une mort certaine. Le mâle avait basculé dans le vide, tentant vainement de remonter grâce à ses antérieurs.

Le soldat approcha son entier vers la jument. Sans attendre, il saisit son lasso et mit pied à terre. Avec autant de précautions que possible, il en accrocha un bout à la selle du mustang, et l'autre au pommeau du frison. Avec un autre lasso, il l'attacha à L'Ensorceleuse. Et les deux équidés tirèrent ensemble, aussi fort qu'ils le purent, l'humain aidant à sa façon en tenant les rênes du mustang.

Le mustang ne dit rien et suivi la jument qui avait fait demi-tour et, la tête haute, le regard fier. Le Colonel, dans une rare félicitation, flatta l'encolure de L'Ensorceleuse avant d'adresser un signe à l'autre soldat. Il ralentit son frison pour passer derrière l'entier rebelle, lui interdisant toute tentative de fuite.

Les trois équidés noirs et leur cavaliers parvinrent bientôt à la sortie des canyons. Une brise chaude s'était levée, et charriait la poussière qui venait ternir les robes luisantes de sueur des chevaux et se prenait dans leur crins. L'Ensorceleuse avait hâte de retrouver la protection des hauts murs du Fort, à présent.
Le mustang planta soudain ses sabots dans le sol, refusant d'avancer encore. La jument aperçu le soldat à l'arrière saisir sa cravache, prêt à en décrocher un coup sur la croupe du rescapé. Pourtant, face au regard glacé et aux oreilles rabattues de la reine du Désert, il hésita et laissa finalement le rebelle s'immobiliser.

« Oui, elle ma plu malgré cela. Merci de m'avoir sauvé, mais, ces humains, j'ai pas besoin de les remercier. De plus ne m'appelle plus comme cela petite jument... »

La jument fixa l'importun de son regard couleur de glace si intensément qu'elle aurait pu le réduire en cendres. Elle plaqua les oreilles en arrière, farouche et féroce, lui signifiant clairement qu'elle n'avait pas d'ordre à recevoir de lui, quoi qu'il en pense. Elle l'avait sauvé, certes. Elle aurait tout aussi bien pu le laisser chuter, et se fracasser les os au fond de ce ravin, et mourir. Mais elle ne l'avait pas fait. Pourtant, ça ne voulait pas dire qu'elle appréciait le rebelle. Elle l'avait sauvé par instinct. D'autres, dans son cas, l'auraient abandonné à son funeste sort.

Le Colonel effleura ses flancs de ses talons pour l'inciter à avancer. Elle se détourna, dédaigneuse, et repartit en direction du Fort. Accompagnés du son sec des sabots contre le sol dur et de la brise brûlante, ils avançaient.
La belle pressa l'allure. Elle distinguait, se dressant à l'horizon, menaçant, le Fort. Elle était fière, l'Arabe, d'être la reine de cette imposante forteresse, qui faisait frémir tous les sauvageons, tous ces équidés imbéciles qui ne songeaient qu'à leur sois-disant "liberté", si volatile, si insignifiante. Ils ne connaissaient rien à la vie, à la vraie Liberté. Et elle se vantait, la Noire, d'être la perle de ce lieu que d'autres considéraient comme une prison.

Les portes de bois craquèrent, grincèrent et s'ouvrirent, lentement. Les soldats qui les poussaient, rouges sous leur effort, se placèrent de chaque côté, au garde-à-vous, saluant le Colonel et sa jument qui franchissait l'entrée d'un air fier. Ils traînaient derrière eux, au bout d'un lasso, le mustang. A l'arrière venait, épuisé, le frison. Et les portes se refermèrent derrière les trois chevaux noirs. Les deux cavaliers mirent pied à terre. Aussitôt, des soldats vinrent se saisir de la bride de L'Ensorceleuse et du mustang. Ils reconduisirent ce dernier à son box directement, alors que la jument du Colonel fut menée à l'abreuvoir et choyée pendant que l'on changeait la paille du sien.
On la mena finalement jusqu'au box, où on la laissa afin qu'elle puisse se reposer. La jument, enfin, ferma les yeux.